mercredi 27 janvier 2010

«Vivons heureux, vivons cachés», les bunkers suisses

" Un certain goût de l’effort
" Clés de voûte du système défensif helvétique, les bunkers font à tel point partie du paysage que plus personne ne les remarque. Sauf Leo Fabrizio, qui vient de publier «Bunkers», un recueil de photographies à la gloire de ces fortins qui n’ont eu pour ennemies que les affres du temps…

Les bunkers suisses dans toute leur diversité: aujourd’hui démantelés, demain peut-être élevés au rang de monuments historiques? (L. Fabrizio)

«Vivons heureux, vivons cachés», se sont dit depuis un siècle tous les bunkers de l’armée suisse. Habitués à jouer à cache-cache avec les champignonneurs ou les bouquetins, ces ouvrages militaires ont, par essence, été construits pour ne pas être vus. Alors qu’ils sont aujourd’hui pour la grande majorité désaffectés, les fortins font l’objet d’un étonnant recueil de photographies de Leo Fabrizio, jeune diplômé de l’Ecole cantonale d’arts de Lausanne (ECAL).
Depuis la nuit des temps, l’homme belliqueux a cherché à se défendre. Si l’on retrouve des fortifications dans les châteaux forts du Moyen Age, le besoin d’ériger des bunkers s’est fait ressentir en Europe occidentale à l’aube de la Première Guerre mondiale.
Dès 1914 en effet, pour la première fois dans l’histoire des guerres, l’aviation entre en jeu dans un conflit armé. La nécessité de cacher à l’adversaire ses dispositifs de défense ouvre la voie à la construction de fortifications invisibles.
Fauve et cubisme
C’est en 1915 qu’apparaît pour la première fois la notion de camouflage. Selon la légende, une poignée d’artistes peintres français mobilisés, fortement influencés par le fauvisme et le cubisme, se seraient ingéniés à peindre des taches sur les fortifications, de manière à ce qu’elles se confondent avec le paysage qui les entoure.
En Suisse, il faut attendre 1921 pour voir les premières velléités de mimétisme. Au départ, les résultats ne sont pas toujours concluants, notamment en hiver lorsque la neige fait son apparition…
En 1933, le Département militaire fédéral édicte des instructions à l’usage des troupes spécialisées dans l’art du bariolage: «Article 21. Pour camoufler les pièces d’artillerie, on les recouvre de larges taches de peintures irrégulières jaunes, vertes et brunes entourées d’un bord noir de 1 à 3 centimètres de largeur. Chaque surface à camoufler comporte trois taches (une de chaque couleur) de formes et de dimensions différentes…» Un vrai guide réglementé à l’usage de l’apprenti caméléon!
L’art du trompe-l’œil
Comme le montrent quelques-unes des 75 images de Leo Fabrizio, les soldats suisses ont parfois fait preuve de davantage d’imagination. Des sapins métalliques aux abords du Fort Pré-Giroud, à Val-
lorbe, une porte en «papier rocher» fermée par un simple cadenas, à Gütsch (Uri), un géant de fer et de béton caché dans des taillis au bord du lac de Morat: les troufions helvétiques se sont parfois bien amusés à déguiser leurs abris en d’étonnantes renardières.
On se lance également dans le camouflage végétal, surtout par le biais de plantations d’arbres devant les casemates. Plus rarement encore, l’armée réalise des camouflages très élaborés, dissimulant des bastilles sous des allures de villas ou des granges. De véritables trompe-l’œil, réalisés avec une indéniable maîtrise.
A partir de 1937, plus de 300 fortifications sont érigées le long des frontières avec le Reich. Comme l’état-major ne disposait pas de plans réglementaires, le soin était laissé aux unités de construire les blockhaus «à leur manière». Ainsi, un œil averti peut aujourd’hui connaître avec certitude, d’après l’architecture du bunker, quelle unité en est le maître d’œuvre. L’exemple le plus patent est sans doute celui de la 3e division qui, dans la région du lac de Thoune, a respecté avec soin l’architecture vernaculaire des chalets et des granges.
Mythe et réalité
De tout temps, de nombreuses légendes ont circulé autour des bunkers. Quels secrets se dissimulent derrière ces ouvrages militaires que l’on prend tant de peine à cacher?
Dans les années 1940, un reportage du Cinéjournal, où l’on voit un camion entrer dans une montagne, a fondé la légende des «tunnels qui relient Savatan au Saint-Gothard», rappelle Maurice Lovisa, architecte EPFL, dans la postface du livre de Leo Fabrizio.
Aujourd’hui, même si le camouflage visuel garde une certaine importance dans la théorie militaire, la priorité est mise dans des systèmes de dissimulation nettement plus sophistiqués, notamment dans la perméabilité aux rayons infrarouge (utilisés en vision nocturne).
En Suisse, les bunkers n’ont eu pour seules ennemies que les affres du temps… Depuis 2003, les troupes de forteresse ont disparu, laissant leurs fortins à l’abandon. Dans certains milieux, on parle aujourd’hui de réhabiliter ce patrimoine, de promouvoir les fortins au rang de monuments historiques.
A l’image des bunkers de Normandie, qui ont largement été démantelés, les forteresses helvétiques vont inéluctablement s’effacer du paysage. Un paradoxe pour des ouvrages qui ont été conçus pour ne jamais être vus…"
Leo Fabrizio, Bunkers, Editions Infolio

et les photos : 


http://www.polarinertia.com/july06/bunker19.htm